"Je" interdit
Anne Coudreuse
Je" interdit Anne Coudreuse On m’a appris au lycée puis à l’université à ne pas utiliser la première personne dans une dissertation ou un commentaire de texte. Je m’appliquais à suivre les règles, afin d’être première pour d’autres que pour ma maman chérie, parce que cette primauté-là rend fou, à force. Je m’en tirais avec le « nous » dit « de modestie », sujet à caution puisque le roi aussi dit « nous voulons », le « nous » étant alors « de majesté »… J’ai essayé de faire bouger les lignes dans mon mémoire de DEA sur le Journal de Michel Leiris, du moins dans le titre de certaines parties ou dans quelques transitions, en reprenant telle formule célébrissime de Montaigne (« Parce que c’était lui, parce que c’était moi ») ou tel titre de Philippe Lejeune, le spécialiste incontesté de l’écriture de soi, ce qui me permettait d’écrire Moi aussi. Mais on ne secoue pas en soixante pages tout le poids de l’académisme, de ses injonctions et de ses interdictions. J’ai abandonné le projet de travailler en thèse sur un corpus de journaux d’écrivains, parce qu’il n’y avait sans doute pas assez de place dans ma vie pour leurs névroses et leurs malaises en plus des miens.
Je n’ai eu besoin de personne pour comprendre qu’on ne peut pas écrire en pleurant. On peut au mieux écrire qu’on a pleuré, le passé composé introduisant ce léger décalage et cette distance qui font la base de l’écriture. J’ai beaucoup écrit sur les larmes, des larmes anciennes, datées, célèbres, pour ne pas me dissoudre dans les miennes. Freud aurait parlé de « sublimation » au début de l’autre siècle, Cyrulnik de « résilience » plus récemment. C’était peut-être tout simplement une façon de pratiquer l’activité que je préfère en lui donnant un sens, s’il est vrai que, comme l’écrit Marc Fumaroli, « toute œuvre réussie de compréhension littéraire est autobiographique ». Je n’ai pas pour autant eu le dernier mot sur ces larmes du XVIIIe siècle, et encore moins sur les miennes, mais j’ai cherché à donner une forme à un chaos que je me sentais incapable de maîtriser.
J’aime infiniment écrire. Tout a commencé par des lettres écrites à l’adolescence toujours à la même personne. Pendant cette période, j’ai écrit aussi des poèmes, et j’ai tenu sporadiquement un journal que j’ai jeté à 21 ans, avec mes bulletins de salaire, des lettres, des pots de miel, mon diplôme de bac, comme si j’avais pu me jeter moi-même. J’ai retrouvé cette pratique épistolaire vers 25 ans, dans la correspondance quotidienne avec un écrivain qui m’enviait ma belle jeunesse et me l’a bien foutue en l’air. Ça s’est fini sur une situation que résumeraient très bien deux titres de Violette Leduc : La Folie en tête et L’Asphyxie. Parallèlement à cette folie d’encre, j’ai repris l’écriture d’un journal, qui était plutôt un cahier de lecture et de recherche, tenu de manière irrégulière, et qui commençait ainsi : « Jeudi 18 janvier 1996, Puisque L. s’en fout, je vais commencer ma propre collec’ d’anecdotes, sur un cahier. J’achète un cahier. Je veux un bel objet. J’aime la spirale, la page blanche, l’épaisseur. Ce n’est pas un cahier comme ceux que j’ai jetés en juin 1990. […] Ce n’est pas une bonne première page ».
Le journal, pour lequel j’utilise depuis de petits carnets, toujours de la même marque, s’est tenu au défaut de la correspondance, dans ses failles (manque de mémoire, égocentrisme, mesquinerie, mauvaise foi…) puis à défaut d’elle. Il m’est arrivé d’écrire dans le carnet, ou d’y recopier, des lettres que je savais que je n’enverrais pas. C’est sur un carnet plus mince que j’ai écrit ma dernière longue lettre à l’écrivain, qui était la première mise en forme d’un texte que j’ai repris deux fois avant de le faire publier. C’est le geste d’écrire qui compte, et il ne va pas sans une certaine porosité entre les différentes formes qui en résultent.
Il a fallu de grandes fractures dans ma vie, conséquences de trahisons sans nom, pour que cette écriture, que j’avais envisagée jusqu’alors comme une pratique à usage interne, qui ne met en jeu qu’une ou deux personnes, se lie avec une sorte d’urgence de publication. Il s’agissait de rétablir une vérité, de ne pas rester dans le mensonge dans lequel j’avais été enfermée. Il s’agissait de dire aussi, plus simplement, comment c’était, pour que cela change, peut-être. C’était également une manière de trouver mes mots sans sortir du silence. J’ai alors acheté un ordinateur et une imprimante et j’ai publié un récit très bref , « Le Couloir », dans un des premiers numéros de La Voix du Regard, une revue que venaient de créer des camarades d’études. C’était au début des années 1990, ce ne furent pas d’ « adorables années ». Certains m’ont reproché indirectement une forme d’exhibitionnisme, sans pouvoir admettre que leur voyeurisme suffisait à le faire tel.
Aujourd’hui, j’ai un rapport plus apaisé à l’écriture. Sans doute est-ce parce que j’ai acquis une forme de reconnaissance, même minimale, mais qui compte énormément, puisqu’elle me vient d’écrivains ou de grands lecteurs que j’estime beaucoup. Je n’envisage pas l’écriture sans la lecture, même si je me suis largement débarrassée du souci de la légitimation qui me faisait citer les autres, les grands, au lieu de tracer mon petit chemin singulier. Les « chroniques littéraires » pour lesquelles Gilbert Moreau m’a donné carte blanche, sont pour moi une façon réconciliée et moins académique de commenter et signaler les auteurs à l’attention des amateurs, sans m’interdire la première personne, ni la revendiquer à outrance d’ailleurs. Une façon de trouver ma voix, ou ma voie comme on voudra.
J’aime la formule de Kafka qui voit dans un livre « la hache qui fend la mer gelée en nous ». Si je devais définir ce qu’est pour moi l’écriture, je retiendrais l’image de casser un cercle : celui de Laval, ma ville natale, que les dictionnaires font figurer comme exemple à l’article « palindrome », celui de la folie circulaire dont ma date de naissance me semble être le symbole mathématique 19 6 1969, on n’en sort pas, celui des générations enfin, ma douleur ne passant pas, par le sang, aux êtres à venir, mais par l’encre dans des textes où elle se fige parfois en me délestant pour un temps.
Blessée comme je suis, à tous les sens du terme, je ne peux pratiquer que des sports atraumatiques, et en particulier la natation, ou le vélo. La lecture et l’écriture entrent également dans ces catégories, car j’en aime les gestes, la mobilisation du souffle, le calme et le bien-être qu’elles procurent. Je n’ai pas le permis de conduire. Pour aller d’un point à un autre, et avancer un peu, je dois toujours accepter de me mettre, comme on dit, à la place du mort. Je mesure un mètre soixante-douze, j’ai de plus en plus de cheveux blancs, mais c’est encore le noir qui domine, j’aime les fraises mais je n’aime pas les betteraves. J’aime par-dessus tout l’intelligence et la délicatesse qui vont si bien à certains visages. Parfois, mais ça dépend des minutes, ces qualités, quand je les découvre si neuves dans un air où elles se raréfient, pourraient me pousser à contredire Stig Dagerman qui écrivait que « notre besoin de consolation est impossible à rassasier ». Est-ce parce qu’en lui donnant trop raison, je deviendrais, comme lui, incapable de lutter, par l’écriture, contre la tentation d’une mort choisie ? A défaut d’être un écrivain vivant, je suis vivante et j’écris. C’est dans ce chemin que j’ai été récompensée par le prix varois de la nouvelle en février 2007, pour « L’heure d’été », une nouvelle dont je ne suis pas le héros… C’est ma maman qui était fière de moi, comme elle l’est de mon frère et de mes deux sœurs, qu’elle a laissés grandir comme moi dans l’illusion qu’ils étaient des enfants uniques. C’est peut-être ça un écrivain tel que je rêve que je le suis dans les moments de grâce : un enfant unique qui aurait appris à partager…
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